Par Mohamed AG Ahmedou .

Bamako – Juillet 2025.
Le Mali est-il encore un État souverain ou un théâtre d’ombres dirigé par des militaires sans boussole intellectuelle ni stratégie de cohésion nationale ? Alors que le régime de transition, dirigé depuis août 2020 par une junte de cinq colonels, multiplie les proclamations martiales, une réalité plus sombre s’impose : la privatisation progressive de la sécurité nationale, la marginalisation de l’armée malienne, et l’abandon de pans entiers du territoire à des logiques guerrières déconnectées des populations locales.
Dans une note analytique percutante, le professeur Ismaila Goïta, spécialiste reconnu des dynamiques sécuritaires sahéliennes, dénonce un glissement gravissime de la gestion de la défense nationale vers des groupes mercenaires russes opérant sous l’étiquette Africa Corps. Le recours à ces soldats de fortune ne traduit pas une stratégie souveraine, mais une défaite morale et politique de l’État malien, désormais incapable d’assurer seul la sécurité de son territoire.
Un pays trop vaste pour l’esprit étriqué d’un quarteron de colonels
Avec 1 241 238 km², plus de 33 communautés ethniques aux histoires et aux logiques distinctes, un tissu géographique divisé entre savanes méridionales et étendues sahélo-sahariennes, le Mali ne se gouverne pas par des slogans patriotiques, encore moins par des alliances militaires improvisées.
Depuis trois ans, la junte militaire s’est retranchée derrière un récit populiste de « reconquête territoriale » pour masquer son incapacité structurelle à construire un État inclusif, à dialoguer avec les composantes du Nord et à bâtir une armée réellement nationale. En lieu et place d’une stratégie fondée sur la réconciliation et la reconstruction institutionnelle, elle a préféré la brutalité des drones turcs et la discrétion létale des mercenaires russes.
Une armée nationale humiliée, une souveraineté bafouée
La fiction d’une armée malienne « en montée en puissance », martelée par la propagande officielle, se heurte au constat glaçant du terrain : dans le Nord et le Centre, les FAMa ne circulent qu’escortées, voire remplacées, par des unités d’Africa Corps. À Kidal, Gao, Ménaka, Tombouctou, le soldat malien est souvent absent, sinon invisible.
Ismaïla Goïta l’affirme sans détour : sans les mercenaires russes, pas un seul soldat malien ne tiendrait aujourd’hui une position avancée. La glorification officielle de l’uniforme devient alors une mascarade, une insulte à l’histoire militaire du pays, incarnée autrefois par des figures comme Modibo Keïta ou Abdoulaye Soumaré.
L’externalisation de la violence : le modèle afghan en ligne de mire
Les parallèles avec l’Afghanistan sont saisissants. Là-bas, comme ici, un pouvoir central discrédité s’est appuyé sur des forces étrangères pour masquer son impuissance. Lorsque ces soutiens se sont retirés, le régime s’est effondré, incapable de faire face à des dynamiques locales complexes.
Le Mali, dans sa dépendance accrue à des sociétés militaires étrangères, reproduit les erreurs d’une guerre qui n’était pas la sienne : méconnaissance des logiques communautaires, confusion entre terrorisme et revendications identitaires, réduction des conflits à une grille militaire. L’ethnocide silencieux qui s’opère sous couvert de lutte antiterroriste, notamment contre les Touaregs, les Peuls et les Arabes — ne fait que renforcer la fragmentation du tissu national.
L’élimination ciblée des civils nomades : une stratégie de la terre brûlée
Depuis mars 2022, des massacres documentés à la frontière mauritanienne, près de Nara, ont choqué même les observateurs les plus aguerris. Des civils peuls et arabes exécutés, des éleveurs touaregs pourchassés par des drones turcs Bayraktar, une logique d’extermination rampante que Bamako camoufle sous le mot fourre-tout de « terrorisme ».
Les témoignages recueillis par plusieurs ONG sahéliennes font état d’exactions récurrentes dans les zones nomades, parfois avec la complicité passive, voire active, de forces étrangères opérant sans contrôle parlementaire ni cadre juridique clair.
Une armée nationale digne de ce nom protège toutes ses populations. Or, l’actuelle gouvernance militaire semble avoir fait des Touaregs, Peuls et Arabes des « ennemis intérieurs » à éliminer, ou à défaut, à chasser de leurs terres.
Une gouvernance sans vision, un pacte national rompu
Ce que révèle en creux cette militarisation chaotique, c’est le vide stratégique de la junte : pas de vision géopolitique, pas de projet de nation, pas d’intelligence territoriale. Diriger un pays comme le Mali ne se fait pas à coups de conférences de presse virilistes ni de contrats d’armement opaques. Cela exige de comprendre la diversité du pays, de dialoguer, d’inclure, de faire confiance à ses propres citoyens.
En sous-traitant la guerre, la transition a abandonné l’outil fondamental de la souveraineté moderne : le monopole légitime de la violence. Elle a transformé l’armée malienne en figurante, reléguée à des rôles de soutien logistique ou de communication. Le soldat national n’est plus qu’un pion dans une mise en scène tragique, orchestrée par des intérêts étrangers.
Le devoir de mémoire : entre Soundjata Keïta et l’amnésie militaire
Quelle ironie de voir les discours officiels invoquer Soundjata Keïta, empereur de l’autonomie mandingue, pendant que des drones turcs pulvérisent des campements touaregs dans le Tilemsi. Le recours à la mémoire héroïque pour justifier l’occupation militaro-privée est une contradiction intenable.
Le Pr Goïta le résume dans une formule implacable : « l’histoire retiendra que la souveraineté malienne s’est perdue… sous contrat. »
Une urgence morale, une alternative républicaine à reconstruire
La vraie sortie de crise ne viendra ni d’Ankara, ni de Moscou. Elle viendra du Mali lui-même, de ses intellectuels, de ses anciens officiers intègres, de ses communautés marginalisées. Il faut reconstruire une armée nationale, enracinée dans les réalités sociales, réconciliée avec toutes ses composantes, et soumise à un commandement civil légitime.
Faute de quoi, le Mali restera un État zombie, habité par des discours souverainistes mais vidé de sa substance historique et morale.
Encadré – À lire également :
« Wagner, Africa Corps et les nouveaux mercenaires russes au Sahel », par Fabou Kanté, revue Sécurité & Afrique.
« Le mythe de la reconquête militaire au Mali », entretien avec Adaman Touré, chercheur indépendant.
« Les drones turcs, une diplomatie mortelle ? » – Méhari Consulting Sahel (2024).