Par Mohamed AG Ahmedou

« Gouverner, c’est être présent. » , Sambou Sissoko
Dans une tribune d’une lucidité implacable, publiée récemment, l’analyste politique et sécuritaire malien Sambou Sissoko dresse un état des lieux glaçant : l’État malien ne gouverne plus. Du moins, pas au-delà de Bamako. Ce qui pouvait encore, il y a quelques années, passer pour un déséquilibre temporaire ou un phénomène marginal est aujourd’hui une réalité structurelle. Loin des discours martiaux du pouvoir militaire, le Mali est devenu une mosaïque de zones administrées par des acteurs concurrents, souvent armés, parfois idéologiques, mais tous mieux enracinés que l’État central dans le quotidien des populations.
Le mérite de Sissoko est de rompre avec le double langage ambiant : celui des chancelleries, qui maintiennent un soutien timoré au pouvoir malien au nom de la souveraineté, et celui des autorités elles-mêmes, qui continuent à parler de « libération du territoire » et de « restauration de l’autorité de l’État », alors que la réalité du terrain est celle d’un démembrement silencieux mais profond.
L’administration par défaut : entre rigorisme religieux et pragmatisme local
Dans des régions entières du Nord et du Centre — Gao, Kidal, Mopti, voire des poches de Ségou et Kayes. l’État est réduit à une présence symbolique : une plaque rouillée, un drapeau effiloché, un préfet en exil. L’école publique est fermée ou brûlée, le poste de gendarmerie abandonné, les fonctionnaires repliés sur Bamako. Le reste est assuré par d’autres : les katibas djihadistes, les groupes sécessionnistes, les milices communautaires, parfois les contrebandiers.
Ce sont eux qui assurent les fonctions régaliennes : lever l’impôt, rendre justice, garantir la sécurité, arbitrer les conflits. Certes, cette gouvernance parallèle est brutale, rétrograde, parfois inhumaine. Mais elle est fonctionnelle. C’est ce paradoxe, dérangeant mais incontournable, que pointe Sissoko avec justesse : « Une autorité illégitime peut-elle être plus efficace qu’un État légitime ? »
Un État qui se regarde parler
Depuis le coup d’État de 2021, le régime militaire a fait de la souveraineté nationale son slogan fétiche. Souveraineté militaire, diplomatique, médiatique. Le retrait des forces françaises et onusiennes, l’alliance avec la Russie, la dénonciation des accords de paix d’Alger, la rédaction unilatérale d’une charte dite « de réconciliation nationale », tout cela participe d’une posture d’affirmation. Mais à quoi sert-il de proclamer la souveraineté si elle ne s’incarne pas dans la vie réelle des citoyens ?
À Bamako, la communication est omniprésente, parfois hystérique. On célèbre des « victoires » sans bataille, on rend hommage à des soldats morts sans indiquer le lieu exact de leur chute, on diffuse des vidéos floues d’hélicoptères censés survoler des territoires reconquis. Mais les habitants de Djenné, de Douentza ou de Tessalite n’y croient plus. Le discours républicain est devenu un décor de théâtre. L’État, une chimère administrative.
Un mal ancien, une marginalité programmée
Il serait trop simple de faire de la situation actuelle le seul fruit des errements de la transition militaire. La faillite de l’État malien est historique. Depuis l’indépendance, le Nord et le Centre ont été considérés comme des périphéries à intégrer, à pacifier, parfois à punir. Le modèle jacobin hérité de la France a été plaqué sans nuance sur un pays multilingue, multiethnique, multiculturel. L’école républicaine y a souvent été perçue comme un instrument d’acculturation plus que d’émancipation.
Cette centralisation aveugle, dénoncée en creux par Sissoko, a nourri une méfiance profonde envers l’État. Et lorsque ce dernier a tenté d’imposer son autorité par la force, ce fut toujours de façon sporadique, brutale, sans relais local ni continuité institutionnelle. Le terrain laissé vacant a été investi par d’autres, avec d’autant plus d’efficacité qu’ils s’appuient sur des réseaux communautaires, religieux ou économiques bien plus enracinés que ceux de la République.
Vers un fédéralisme de fait ?
Dans sa conclusion, Sissoko ouvre une piste audacieuse : repenser le Mali non comme un État unitaire, mais comme une fédération de territoires gouvernés localement. Cette idée, longtemps taboue, pourrait bien devenir la seule alternative au chaos. Car aujourd’hui, le Mali est déjà divisé. Non pas par un « agenda étranger », comme le clament les militaires, mais par l’échec persistant d’un projet national uniformisateur.
Ce n’est pas céder au séparatisme que d’admettre cette réalité. C’est poser les bases d’un nouveau contrat social, fondé non sur l’illusion de l’uniformité mais sur la reconnaissance des diversités locales, culturelles, linguistiques, religieuses. C’est aussi une manière de restaurer la légitimité de l’État : non pas en prétendant tout contrôler, mais en assumant de déléguer, de partager, d’écouter.
Un appel à la lucidité
La tribune de Sambou Sissoko n’est pas seulement un constat accablant. C’est un appel à la lucidité, à la responsabilité, à la refondation. Il ne s’agit pas de capituler face aux groupes armés, ni de légitimer la charia imposée par la kalachnikov. Mais de comprendre que le déni n’est plus tenable. Qu’un État sans justice, sans école, sans hôpital, sans sécurité n’est qu’un mot creux. Que la République ne se décrète pas, elle se construit, pierre par pierre, acte par acte.
Et surtout, il s’agit de poser la seule question qui vaille, non pour s’indigner, mais pour agir :
« Qui gouverne réellement le Mali ? »
La réponse, nous la connaissons.
Reste à en tirer les conséquences.