
Héritage millénaire et sagesse mandingue
Au XIIIᵉ siècle, peu après la victoire de Soundiata Keïta à la bataille de Kirina (vers 1235), l’assemblée de nobles, de griots et de sages se réunit à Kouroukanfouga (ou Kurukan Fuga) pour établir la Charte du Mandén, également appelée constitution de l’Empire du Mali .756-0. Ce texte fondateur, transmis oralement et retranscrit seulement au XXᵉ siècle, comporte une série de 44 articles instaurés pour gouverner la société mandingue .
Parmi les préceptes les plus marquants, l’article 17 stipule :« Les mensonges qui ont vécu 40 ans doivent être considérés comme des vérités» .
Une sagesse qui transcende les siècles
Cet article saisit la puissance du temps sur la perception humaine : un récit répété, accepté, utilisé comme référence – fût-il mensonger au départ – finit par s’inscrire comme vérité partagée. Ce phénomène a une portée anthropologique : dans toute société, les récits collectifs finissent par façonner la mémoire, la culture, les rapports de force. À Kouroukanfouga, le constat était clair : sans réexamen, l’erreur se naturalise.
La transposition contemporaine : Azawad et Macina
Au Mali actuel, deux régions sont particulièrement associées à des récits concurrents :
L’Azawad, dans le nord, où les indépendantistes revendiquent depuis les années 1990 une légitimité construite sur une histoire de répression et de marginalisation.
Le Macina, au centre, théâtre d’un foyer de résistance djihadiste, dont les dynamiques politiques ont permis à certaines idéologies de s’ancrer dans les générations plus jeunes.
Dans ces espaces, le « mensonge vieux de quarante ans » prend la forme de récits non contestés : répression systématique, exploitation ethnique, injustice… Ils alimentent un imaginaire collectif qui justifie l’opposition ou la rupture. Le pouvoir central peine à intervenir non seulement sur le plan sécuritaire, mais aussi sur le plan narratif : sans déconstruction des récits anciens, la reconstruction de l’Etat reste fragile.
La gouvernance narrative comme enjeu d’État
Pour l’administration, il ne suffit pas de bâtir des routes ou de stationner des troupes : il faut également restaurer une histoire commune, reconnue, vérifiée, qui réponde aux ressentis locaux. Et cela implique un travail sur :
La mémoire :
mettre en lumière des archives, encourager la collecte de témoignages, favoriser la recherche sur les événements marquants des années 1980‑2000, période souvent évoquée comme point de bascule.
L’éducation :
intégrer une histoire malienne pluraliste dans les programmes scolaires, valoriser les récits régionaux tout en les situant dans une trame nationale.
Le dialogue citoyen :
multiplier les espaces de parole, impliquer les anciens dans la relecture de l’histoire locale, promouvoir la médiation intercommunautaire.
La communication de l’État :
contrer les rumeurs, soutenir les radios rurales, offrir des contre-discours documentés et compris.
Défis et paradoxes
Toutefois, recréer une vérité partagée n’est pas simple. Cela demande :
Temps et patience: le pari est de longue haleine, car construire la confiance et défaire les récits ancrés prend des années.
Transdisciplinarité : ce travail relève autant de l’histoire que de la sociologie, de la communication, de la paix sociale.
Neutralité: l’État doit être perçu comme un facilitateur d’un dialogue nuancé, et non comme propagandiste.
Reconnaissance des souffrances : ôter l’ombre des anciens récits ne signifie pas les occulter, mais les situer dans un cadre plus large et partagé.
De la sagesse ancestrale à la modernité
L’article 17 de Kouroukanfouga, loin d’être un archaïsme, résonne aujourd’hui comme une mise en garde : ce que l’on laisse se pérenniser devient réel aux yeux des gens. Pour garantir la paix, la cohésion, et la légitimité de l’État, le Mali a besoin d’un travail sur la vérité — un travail sur son passé récent, sur les récits souvent unilatéraux, sur les mémoires en compétition.
Ce défi de la gouvernance narrative est probablement aussi important que celui du développement ou de la sécurité. Sans reconnaissance commune de ce qui s’est passé — et uniquement de ce qui s’est passé, et non pas de ce qui a été interprété ou exagéré –, il sera difficile d’asseoir un État stable et accepté dans l’Azawad, le Macina et ailleurs.
Voici les références principales qui ont permis la rédaction de cet article
1130-17-Charte de Kouroukanfouga, 44 articles, constitution de l’Empire du Mali, inclus l’article 17 « 40 ans de mensonge… » .
5126-Analyse de l’impact de l’oralité et de la mémoire collective.
Contextualisation contemporaine : journalisme, recherches universitaires, conflits d’Azawad et Macina.