Bitume, deals et silence : le Mali à l’épreuve de la captation économique

Par Mohamed AG Ahmedou

« Le bitume ne remplacera jamais la justice, la transparence et la légitimité. », dixit, Sambou Sissoko, analyste politique et économique malien

Depuis le coup d’État militaire du 18 août 2020, la République du Mali semble avoir substitué à la quête de justice et de démocratie un dogme du développement vitrifié : construire des routes, ériger des ponts, découper des rubans — tout en muselant la société civile et en détournant les règles les plus élémentaires de la commande publique.

Dans une tribune incisive publiée en juillet 2025, l’analyste malien Sambou Sissoko dresse un tableau implacable d’un État devenu le théâtre d’un “hold-up infrastructurel” orchestré au profit d’un cartel d’entreprises aux accointances opaques. COVEC, EGK, EGMK, ATTM : ces noms reviennent avec une régularité métronomique dans les décrets ministériels, les annonces du gouvernement de transition, et les rares contrats consultables. Des noms que l’on croirait sortis d’un roman dystopique, et pourtant, ce sont les véritables bénéficiaires d’un Mali livré à une économie politique de la prédation.

Une tribune qui fait écho à une colère silencieuse

Les propos de Sissoko, que certains dans la capitale accusent d’« exagération idéologique », trouvent pourtant un écho bien réel dans les rues de Kayes, dans les cercles de Tombouctou, et jusque dans les villages délaissés du Gourma. À Gossi, Issa AG Alhassane, enseignant à la retraite, soupire :

« Ils parlent de routes, mais moi je vois des promesses. Des chantiers qui commencent et ne finissent jamais. Et quand c’est fini, la saison des pluies emporte tout. »

Même constat à Sévaré, où Aïcha, commerçante, rit jaune en évoquant les 32,6 milliards de francs CFA alloués à la route Sévaré-Mopti :

« Ils ont goudronné le centre-ville pour les caméras, mais les camions dégradent le peu de route praticable dès la sortie. On sait tous que c’est du théâtre. »

La commande publique, ou la fabrique du consentement autoritaire

Ce que démontre la tribune de Sissoko — et que confirment de nombreux témoignages recueillis par Le Méhari Post—, c’est que les chantiers d’infrastructures sont devenus les piliers d’une gouvernance autoritaire, qui instrumentalise le développement pour consolider le pouvoir. L’autoritarisme malien ne se contente plus de menacer les journalistes ou de dissoudre les partis politiques. Il s’habille désormais d’enrobé bitumineux.

La procédure dite « d’entente directe », mentionnée à de multiples reprises dans les décisions gouvernementales, est systématiquement utilisée pour contourner les appels d’offres ouverts. La législation de l’UEMOA est pourtant claire : sauf urgence avérée, la concurrence est la règle. Mais depuis 2020, aucun audit de la Cour des comptes n’a été publié. Le silence administratif est devenu l’allié le plus fidèle de la captation.

Une économie verrouillée autour de quelques acteurs

Dans les marchés analysés par Sissoko, les montants font tourner les têtes :

Route Sandaré-Kayes : 85 milliards FCFA

Contournement RR9 de Bamako : 92,6 milliards FCFA

Tronçon Nara-Tintane : 60 milliards FCFA

Ces projets, sans exception , ont été confiés à des entreprises proches de COVEC ou en groupement avec ATTM, souvent sans publication des résultats d’attribution, sans justification technique, sans contrôle parlementaire. Comme le résume si bien Sissoko :

« La commande publique est devenue une affaire privée. »

Dans les régions nord du pays, cette centralisation économique attise une frustration croissante. Un conseiller municipal d’Anefis confie, sous anonymat :

« Le Nord est exclu des décisions économiques, sauf quand il s’agit de sécuriser les convois d’approvisionnement. Aucune route ne sort de chez nous, sauf pour aller vers les mines. »

Une diplomatie du béton sans souveraineté économique

COVEC, bras armé économique de Pékin, est emblématique de cette diplomatie du bitume. Là où la Banque mondiale ou la BAD exigent des contreparties en matière de gouvernance et de traçabilité, la Chine se contente de résultats visibles — peu importe la manière.
À Bamako, le nouveau contournement RR9 trône comme un symbole de modernité. Mais aucun rapport n’en détaille les surcoûts, ni l’état d’avancement réel.

« La route n’est pas un bien neutre. C’est un choix politique », commente Youssouf Ag Rhissa, chercheur en développement basé à Niamey. « Construire sans contrôler, c’est légitimer sans répondre. ».

L’urgence d’une contre-expertise citoyenne

Face à cette opacité systémique, les voix critiques s’élèvent, mais restent fragiles. À Bamako, un collectif d’ingénieurs tente de lancer une plateforme de suivi indépendant des marchés publics. À Tombouctou, des jeunes Azawadiens préparent un rapport d’analyse citoyenne sur l’exécution des routes de leur région.

Les recommandations formulées par Sambou Sissoko dans sa tribune prennent ici tout leur sens :

Publication immédiate des contrats et avenants depuis 2020.

Audits indépendants sur les performances et les écarts budgétaires.

Enquête publique sur les liens entre entreprises bénéficiaires et élites militaires.

Une lutte pour la transparence qui est aussi une lutte pour la paix

Dans un contexte sahélien miné par les violences, le trafic, l’enrôlement de jeunes désœuvrés dans des groupes extrémistes, la gestion équitable et transparente des ressources publiques n’est pas un luxe moral. Elle est un impératif sécuritaire.

« Ce qu’ils font avec les routes, c’est comme ce qu’on fait avec les armes : ça nous échappe, et ça se retourne contre nous », avertit un ancien élu de Gao.

Bitume ou justice ?

Le texte de Sambou Sissoko ne se contente pas de dénoncer. Il incite à voir l’infrastructure comme un prisme politique, une forme de récit que le pouvoir impose au pays. Un récit où la souveraineté est confisquée au nom de la souveraineté. Où le bitume, s’il n’est pas accompagné d’éthique, devient complice de la régression démocratique.

Tant que les routes serviront davantage à détourner les regards qu’à relier les peuples, le Mali restera prisonnier de ses faux départs.

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