Par Mohamed AG Ahmedou.

« La Nation, sachons-le, se construit par des additions et des multiplications, jamais par des soustractions et des divisions ». Dans un ton grave et mesuré, Me Mountaga Tall, ancien ministre et figure historique du mouvement démocratique malien, s’adresse à la Nation avec les mots d’un homme d’expérience. L’appel à la paix et à la réconciliation nationale qu’il lance semble relever de l’évidence morale. Pourtant, derrière cette sagesse tranquille, se cache une zone grise d’ambiguïtés, de renoncements passés et de complicités tacites.
Car si les mots portent, ils n’effacent pas l’histoire. Et l’histoire récente du Mali a vu de nombreux leaders politiques – dont Me Tall lui-même – se compromettre dans un soutien plus ou moins ouvert à la junte militaire qui a pris le pouvoir par la force en août 2020. Jusqu’en 2024, nombre de grandes figures de la scène politique malienne, héritières des luttes démocratiques des années 1990, ont fermé les yeux, ou pire, offert leur caution morale à un régime autoritaire conduit par le colonel Assimi Goïta.
Le silence des compagnons de l’ordre militaire
L’un des paradoxes les plus saisissants de la transition malienne tient à cette fusion étrange entre les figures historiques de la politique malienne – issues parfois des luttes anti-ATT ou du mouvement démocratique de 1991 – et les promoteurs d’un pouvoir de caserne devenu machine à exclure, interdire, réprimer. Le régime de Bamako, après avoir suspendu les partis, muselé la presse indépendante et verrouillé le débat public, a mené une politique de neutralisation systématique des contre-pouvoirs.
Dans ce contexte, l’absence de voix dissidente parmi ceux qui disposaient encore d’un poids politique ou d’une légitimité historique pose question. Pourquoi avoir cautionné ? Pourquoi s’être tus ? Et pourquoi aujourd’hui revenir à la parole républicaine comme si les années d’acquiescement silencieux n’avaient jamais existé ?
Il est permis de penser que la junte n’a pas seulement neutralisé ses opposants par la force, mais aussi par le vide moral qu’elle a imposé au jeu politique : une forme d’enterrement vivant des partis, y compris de leurs chefs. Aujourd’hui, nombreux sont ceux – comme Me Tall – qui sont retournés à leur métier d’avocat ou de consultant, après avoir été effacés du jeu politique par ceux qu’ils ont contribué à légitimer.
Réconciliation ou recyclage ?
« La paix ne procède pas d’une compilation de monologues et de discours. Elle exige des actes de dépassement de soi », écrit Me Mountaga Tall. Pourtant, son propre parcours au sein en soutenant cette transition militaire n’incarne-t-il pas, à rebours, une politique du renoncement et du calcul à court terme ?
Ce qui se profile désormais à l’horizon politique du Mali est encore plus préoccupant. Dans les coulisses, les rumeurs de rapprochement – ou du moins de convergences tactiques – entre certains politiciens marginalisés et des groupes armés comme le JNIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans) se font plus insistantes. Perçu dans certaines zones du centre et du nord comme la seule entité structurée à détenir un territoire, une autorité et des moyens logistiques, le JNIM devient malgré lui un point de fixation pour tous ceux qui cherchent à saper l’emprise de la junte.
Un glissement dangereux s’opère ainsi : la décomposition de l’ordre politique, accélérée par la répression de Bamako, crée les conditions d’une réhabilitation implicite des acteurs violents, sous couvert de « réalignement » politique.
L’hypocrisie d’une réconciliation sans justice
Peut-on vraiment parler de paix et de réconciliation dans un contexte où la vérité est confisquée, la justice muselée et la mémoire instrumentalisée ? « La réconciliation se fait avec ceux qui manifestent des désaccords et non avec les amis et les soutiens », affirme justement Me Tall. Encore faudrait-il qu’il y ait une place pour ces désaccords dans le Mali actuel, où toute critique de la ligne officielle est traitée comme une trahison ou une manipulation étrangère.
Le discours de Me Tall, malgré son vernis républicain, illustre bien les contradictions d’une élite politique qui n’a pas su, ou pas voulu, résister à la tentation de l’ordre autoritaire. Ce même discours ne peut masquer la responsabilité collective dans la crise que traverse le pays.
Car le problème n’est pas seulement la junte. Il est aussi dans cette classe politique qui, par faiblesse, calcul ou peur, a cédé à l’imposture militaire. En abandonnant la lutte pour des institutions fortes, pour l’indépendance de la justice, pour une presse libre, elle a livré le Mali à un pouvoir qui ne sait que gouverner par la force.
Une mémoire à reconstruire
Le Mali n’a pas seulement besoin de paix ou de réconciliation. Il a besoin de vérité. Il a besoin d’une mémoire reconstruite, dans laquelle les erreurs du passé sont assumées. La réconciliation ne peut pas être une amnistie morale pour ceux qui ont failli. Elle doit être un moment de lucidité collective.
Me Mountaga Tall, par sa stature morale, a encore une voix. Mais cette voix ne portera que si elle accepte de faire un retour critique sur les années d’aveuglement. Sinon, elle ne sera qu’un écho de plus dans le théâtre d’ombres où la République se cherche, sans jamais se retrouver.