AES – Azawad : un engrenage militaire contre la paix

Par Mohamed AG Ahmedou 

Le Sahel central s’approche d’un précipice. L’analyse d’Abdoulahi Attayoub, consultant et président de l’Organisation de la diaspora touarègue en Europe (ODTE), jette une lumière crue sur les dérives sécuritaires des États membres de l’Alliance des États du Sahel (AES) — le Mali, le Burkina Faso et le Niger — et sur le risque réel d’une escalade régionale à visée identitaire. Son diagnostic, implacable, résonne avec les constats faits depuis plusieurs années par nombre d’observateurs, analystes et acteurs de terrain.

Depuis les années 1960, l’Azawad, ce vaste territoire du nord malien, n’a jamais cessé d’être un épicentre des tensions entre le pouvoir central de Bamako et des populations perçues comme périphériques. La persistance de cette fracture, trop souvent réduite à des lectures conjoncturelles ou militarisées, renvoie pourtant à une problématique structurelle : la non-inclusion des identités sahéliennes dans le pacte républicain postcolonial.

Ce que souligne Attayoub, dans une tonalité à la fois mesurée et alarmiste, c’est l’amalgame croissant entre lutte antiterroriste et politiques de répression ciblée contre des communautés entières — notamment les Touaregs, les Arabes et les Peuls — accusées implicitement ou explicitement de collusion avec les groupes armés. Dans un tel climat, la distinction entre stratégie militaire et entreprise de stigmatisation collective devient de plus en plus ténue.

De la coopération sécuritaire à la dérive communautaire

Depuis la prise de pouvoir par les juntes militaires à Bamako, Niamey et Ouagadougou, l’AES se présente comme un front uni contre le « terrorisme » et les « ingérences étrangères ». Mais derrière la rhétorique martiale, une réalité bien plus trouble émerge : celle d’une militarisation de la gouvernance, où la guerre devient une ressource politique, et la désignation d’un ennemi intérieur un outil de légitimation.

Le soutien tacite ou explicite du Burkina Faso et du Niger à la campagne militaire de Bamako dans le nord du Mali, en particulier contre les forces de l’ex-Coordination des Mouvements de l’Azawad (CMA), inquiète. Il traduit moins une solidarité régionale qu’une instrumentalisation des tensions intercommunautaires, désormais exportées au niveau transfrontalier.

Dans certaines zones du Liptako-Gourma, les témoignages font état d’exactions ciblées, de disparitions, voire de pratiques de nettoyage ethnique. Sous couvert d’opérations antiterroristes, des communautés entières sont prises en étau entre les groupes armés djihadistes, les milices d’autodéfense, et des armées nationales elles-mêmes fragmentées, parfois infiltrées par des logiques communautaires.

Une géopolitique du déni

Depuis la fin de l’opération Barkhane, et le recentrage de la France sur une posture plus distante, les nouvelles alliances sécuritaires — notamment avec la Russie via Africa Corps (ex-Wagner), ou la Turquie — redéfinissent l’équilibre stratégique au Sahel. Mais cette redéfinition s’opère sans boussole politique claire. L’absence d’un horizon inclusif et représentatif, comme le rappelle Attayoub, mine toute possibilité de stabilisation.

La Charte pour la paix et la réconciliation récemment proclamée par les autorités de transition maliennes n’a convaincu ni les populations du nord, ni les acteurs civils. En réalité, elle incarne davantage une tentative de refondation autoritaire de l’État qu’un processus de réconciliation effectif. Le rejet de la diversité comme richesse nationale, et la mise au ban de ceux qui osent penser la nation autrement, accentuent le repli identitaire.

L’échec des modèles postcoloniaux

La vraie fracture du Sahel n’est ni religieuse, ni tribale. Elle est politique. C’est le refus persistant, de Bamako à Niamey, de construire des États pluriels, capables de reconnaître les aspirations différenciées des peuples sahéliens, qui constitue le véritable terreau de l’instabilité. Tant que la représentation politique demeurera monopolisée par une élite née de la centralisation post-indépendance, toute paix restera factice.

Les Accords d’Alger de 2015 — imparfaits mais porteurs d’un espoir — sont aujourd’hui sabotés de fait. L’armée malienne, incapable de se maintenir seule dans le nord, ne survit dans certaines zones qu’adossée à des mercenaires étrangers ou à des supplétifs communautaires. Ce faisant, elle délègue à d’autres la violence d’État, au prix d’un discrédit durable.

Un appel à une autre vision du Sahel

L’analyse d’Abdoulahi Attayoub appelle à une rupture stratégique : celle d’un retour au politique, au dialogue, à l’architecture inclusive. L’Union européenne, les Nations unies, mais aussi la Turquie, la Russie, la Chine et les acteurs africains doivent cesser de voir le Sahel uniquement à travers le prisme de la sécurité. Ils doivent soutenir, sans naïveté mais avec courage, une refondation institutionnelle enracinée dans la justice, la reconnaissance et la souveraineté partagée.

Ce soutien ne peut être conditionné à des logiques de présence militaire, mais à des principes de cohabitation équitable, d’accès égal à la citoyenneté, et de reconnaissance pleine des cultures et identités sahéliennes. Il ne s’agit plus de « réintégrer » l’Azawad ou de « pacifier » ses habitants. Il s’agit de reconnaître que leur place dans la nation n’a jamais été définie de manière juste, et que cette lacune fondatrice doit désormais être réparée.

Le temps presse. Dans l’ombre du silence diplomatique, des violences systémiques s’accumulent. L’indifférence de la communauté internationale, ou sa complaisance, pourrait très vite devenir complice d’une catastrophe régionale annoncée. Comme l’écrit Attayoub, le statu quo est intenable. Reste à savoir si les États sahéliens — et ceux qui les soutiennent — oseront, enfin, réinventer la paix autrement que par les armes.

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