Sahel: les djihadistes gagnent du terrain, les juntes regardent ailleurs

Par Mohamed AG Ahmedou, ancien premier ministre et MAE, du gouvernement malien en Exil de 2024– Analyse critique intégrée au texte de Fiacre VIDJINGNINOU, PhD, sociologue politique-militaire

Images croisées, du président Mohamed Bazoum du Niger, pris en otage depuis deux ans par les putshistes du Niger dont son chef de la sécurité, le Général de Brigade, Abdourahmane Tiani..

Depuis plusieurs années, la menace terroriste portée par le Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM) et l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) s’est muée en un système de gouvernement parallèle dans de vastes zones du Sahel. Des portions entières du Mali, du Burkina Faso et du Niger échappent désormais au contrôle de leurs capitales. Mais au lieu de faire de cette question la priorité nationale, les régimes militaires issus de coups d’État successifs semblent davantage mobilisés par la consolidation de leur pouvoir que par la reconquête des territoires perdus.

Une géographie du silence politique

Dans les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) – Mali, Burkina Faso et Niger – le discours officiel présente souvent le djihadisme comme une menace résiduelle ou manipulée par des puissances étrangères. Pourtant, les faits sont têtus. À la faveur du vide laissé par les institutions déliquescentes, le JNIM comme l’EIGS occupent et administrent de larges pans de territoires, imposant justice islamique, fiscalité, et sécurité « communautaire ». Loin d’être affaiblis, ces groupes s’enracinent.

Cette occupation n’est pas statique. Elle est en mouvement. Et c’est ce glissement territorial progressif vers le sud qui inquiète aujourd’hui les capitales côtières. Le Ghana, pourtant stable, a lancé une alerte diplomatique en se tournant vers l’Algérie, comme en témoigne la visite du ministre ghanéen des Affaires étrangères à Alger le 1er mai 2025. Une démarche significative : Accra reconnaît que le foyer sahélien est en train de devenir un volcan régional, dont la lave menace les côtes.

Une diversion politique en uniforme

Face à cette réalité, les régimes militaires du Sahel semblent préférer la diversion. Plutôt que de reconnaître l’ampleur de la crise sécuritaire, ils adoptent une posture de confrontation avec l’ordre constitutionnel, se posant en boucliers identitaires ou souverainistes. Le discours anti-occidental, la dénonciation du franc CFA, les appels à l’unité africaine ne sauraient masquer une vérité gênante : la sécurité des citoyens s’effondre.

Le syndicat de putschistes formé autour de l’AES donne le sentiment d’avoir érigé l’idéologie du pouvoir pour le pouvoir en priorité. Pendant que les jihadistes avancent village après village, que les écoles ferment, que les services de santé disparaissent, les capitales militaires renforcent leur contrôle sur les médias, emprisonnent les opposants et cultivent une rhétorique de guerre contre les « ennemis de l’intérieur ».

Vers le Golfe de Guinée : le nouveau front

L’analyse du chercheur Fiacre Vidjingninou révèle une métamorphose territoriale du JNIM. Celle-ci est en train de créer un continuum géographique allant du centre du Mali jusqu’aux portes du Bénin, du Togo et potentiellement du Ghana. Cette stratégie n’a pas pour but de conquérir les capitales, mais de s’emparer des marges, des routes, des esprits. En administrant mieux que les États défaillants, le JNIM bâtit un ordre alternatif à la République.

Ce mouvement vers le Golfe de Guinée est également une réponse à la saturation stratégique du Sahel central. Les groupes armés cherchent de nouveaux espaces de repli, de nouveaux viviers de recrutement, de nouvelles routes commerciales – y compris maritimes. Une projection vers les ports offrirait un levier logistique redoutable. C’est ce déplacement du front qui rend la coopération entre États sahéliens et côtiers désormais vitale.

Le piège d’un silence complice

Il y a, dans la posture des régimes de l’AES, une forme de renoncement préoccupante. En ne nommant pas clairement la menace, en dissimulant l’ampleur de l’occupation jihadiste, en faisant du combat contre la démocratie une priorité, ces régimes affaiblissent leur propre légitimité. Leur silence sur les exactions de groupes comme le JNIM ou l’EIGS, leur complaisance à l’égard de la perte territoriale, relèvent moins de la stratégie que de l’aveuglement.

Mais cette complaisance a un prix. Ce sont les villages incendiés, les enseignants assassinés, les jeunes enrôlés de force, les femmes réduites à l’esclavage. Ce sont des peuples entiers que l’on abandonne à la loi du sabre. Ce sont aussi les États voisins qui, un à un, seront aspirés par la spirale si rien n’est fait.

Contre le califat, pour la République par les marges

La guerre contre le djihadisme ne se gagnera ni par la seule rhétorique souverainiste ni par la simple militarisation. Elle exige une vision. Elle appelle un retour de l’État par le bas : justice locale crédible, inclusion des jeunes, reconnaissance des griefs historiques, gouvernance des ressources, sécurisation du foncier.

C’est une lutte politique et morale. Car le jihadisme, comme le rappelle Fiacre Vidjingninou, prospère dans les fissures : où l’on ne croit plus en l’État, où la dignité est bafouée, où l’école ferme, où l’injustice devient norme. Face à cela, il faut une République qui soigne, qui écoute, qui éduque, qui protège – même dans les périphéries les plus lointaines.

Sans cela, les drapeaux noirs continueront de gagner du terrain, pendant que les régimes putschistes, eux, resteront figés dans leurs illusions d’autorité.

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