[Analyse ]. Loin d’être une simple dérive religieuse ou une question strictement sécuritaire, le terrorisme qui ravage le Mali et ses voisins trouve ses racines dans l’échec d’un modèle étatique centralisé, inadapté aux réalités sociopolitiques du Sahel.

Depuis plus d’une décennie, les régions du centre et du nord du Mali sont le théâtre d’une guerre silencieuse, faite d’enlèvements, de villages désertés, d’attaques meurtrières. Derrière le tumulte des kalachnikovs et la rhétorique de la « lutte contre le terrorisme », une autre réalité se dessine : celle d’un effondrement de l’État, que des acteurs islamistes armés, à commencer par Iyad Ag Ghaly, ont su exploiter à leur avantage.
Dans une tribune remarquée largement partagée sur les réseaux sociaux, Sambou Sissoko, analyste malien, déploie une lecture saisissante de ce basculement. Il y affirme que le djihadisme malien, incarné par Iyad Ag Ghaly et d’autres figures du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), ne peut être compris sans remonter aux failles originelles de l’État malien postcolonial.
Le fruit amer d’un jacobinisme importé
À l’indépendance, Bamako a hérité d’un modèle d’État fortement centralisé, inspiré du jacobinisme français. Toute décision, toute ressource, toute reconnaissance politique converge vers la capitale. Dans ce schéma, les périphéries rurales, frontalières, nomades ont été reléguées au rang de zones d’appoint, sans réelle autonomie, ni représentation effective. Cette marginalisation structurelle s’est accompagnée, selon M. Sissoko, d’une gestion prédatrice du territoire : gouverneurs autoritaires, promesses de décentralisation non tenues, services publics quasi inexistants.
Résultat : un ressentiment profond. Des communautés entières Touaregues au Nord, Peuls au Centre, et désormais d’autres groupes du Sud – ont vu dans l’État non pas un protecteur, mais un pouvoir distant, arrogant, parfois violent. Ce vide institutionnel et affectif a ouvert la voie à un projet alternatif.
Iyad Ag Ghaly, du chef rebelle au bâtisseur d’un contre-État
Longtemps considéré comme une figure touarègue, Iyad Ag Ghaly a, selon Sissoko, opéré une mue idéologique. Fin stratège, il a compris l’essoufflement des revendications identitaires classiques – autonomie, fédéralisme, quotas de ressources – systématiquement dévoyées par les élites locales. Il a donc proposé un projet plus radical, totalisant, fondé sur l’idéologie islamiste.
L’application de la charia dans les zones qu’il contrôle n’est pas tant une volonté de purifier la société qu’un outil de rupture avec l’ordre républicain. Le droit islamique devient alors un levier pour imposer un nouvel ordre : justice rendue rapidement, arbitrages fonciers, interdiction du vol, contrôle des marchés. Un ordre rigide, parfois brutal, mais tangible. Et surtout , fonctionnel.
Une adhésion moins religieuse que sociale
Contrairement à une idée répandue, les combattants d’Iyad Ag Ghaly ne sont pas tous des islamistes convaincus. Beaucoup sont jeunes, sans emploi, sans éducation, sans perspective. Certains fuient une armée accusée d’exactions, d’autres cherchent protection ou simple reconnaissance sociale. Le djihadisme armé devient alors, pour ces « invisibles » de la République, une alternative existentielle.
D’abord cantonné aux cercles touaregs du Nord, le recrutement s’est élargi aux Peuls du Centre, victimes d’amalgames et d’attaques communautaires. Puis sont venus les Bamanan, les Minianka, les Sénoufo, les Soninké. Ce n’est plus une rébellion ethnique, c’est une contestation nationale.
La faillite des élites et l’aveuglement de l’État
Face à ce phénomène, l’État malien semble désarmé – au sens figuré. Loin d’une réponse politique globale, il oppose un discours sécuritaire, appuyé par des colonnes militaires et des appels à l’unité nationale. Mais aucun plan sérieux de réforme de l’armée, d’investissement dans l’éducation ou de justice pour les victimes n’a vu le jour.
Pendant que des jeunes meurent à Mopti, que des villages se vident dans le Gourma, une partie de l’élite politique continue de se battre pour des portefeuilles, ou de s’exiler. Ce contraste nourrit le désenchantement. « Iyad Ag Ghaly ne triomphe pas parce qu’il est fort. Il triomphe parce que nous sommes faibles », conclut Sissoko.
Un modèle en expansion dans la zone AES
Les mécanismes décrits au Mali trouvent un écho inquiétant au Burkina Faso et au Niger, où les mêmes dynamiques de marginalisation territoriale, de défiance envers les institutions et de perte de légitimité républicaine ont favorisé l’implantation de groupes djihadistes. Dans l’espace dit de l’Alliance des États du Sahel (AES), les armées prennent la main, mais les réponses sociales et politiques restent encore balbutiantes..
Un tournant est-il encore possible ?
L’analyse de Sissoko interpelle. Elle renvoie la communauté malienne, mais aussi les partenaires internationaux à un devoir d’introspection. Le djihadisme au Mali n’est pas un « virus étranger ». Il est le miroir d’un contrat social brisé. Le combattre exige plus que des drones et des bataillons , il faut reconstruire une nation.